EN GUISE D’INTRODUCTION
Le week-end du 24 mars 2023 avait lieu en France, à Sainte-Soline, une manifestation contre la construction de méga bassines, interdite par la Préfecture et réprimée très durement par les forces de l’ordre. Les manifestants dénonçaient la privatisation de l’eau au profit d’un modèle d’agriculture intensive: seuls 5% des agriculteurs, ceux qui possèdent le système d’irrigation, bénéficieraient des méga bassines. Dans les manifestants étaient également présents des paysans, représentés notamment par la Confédération Paysanne, qui revendiquent une agriculture sans irrigation. En effet, avec la crise climatique et les sécheresses et canicules qui se succèdent, la question de l’accès à l’eau devient une question sociale fondamentale puisque les méga bassines dégradent la terre pour tout le monde. A qui doit revenir l’eau ? Comment décider de son accès ? Cette question, plus largement, pose nécessairement celle de la propriété des ressources naturelles, entendues comme les ressources dont le processus de régénération nous échappe (le cycle de l’eau, les énergies fossiles, etc.).
Comment en effet décréter à qui appartient la nature ? Cette question n’est pas nouvelle dans l’histoire de la pensée politique et sociale : y a-t-il un sens quelconque à se décréter propriétaire d’un bout de terre ou d’eau ? Tout ceci n’est-il que convention absurde et illégitime, ou bien y a-t-il un fondement à la propriété de la nature ?
La nature en effet peut-elle appartenir à quelques-uns, ou bien à personne, ou bien à tous ? Comment expliquer la propriété : appartient-elle à ceux qui la travaillent, la transforment, s’en servent ? Ou appartient-elle plutôt à tous en tant qu’elle est notre biosphère ? Mais alors, n’est-ce pas plutôt nous qui lui appartenons ? La propriété est-elle le rapport adéquat que nous devons entretenir avec la nature ? En dernière instance, ne serions-nous pas, pour reprendre un slogan répandu dans les mobilisations écologistes, “la nature qui se défend” ?
Car en effet, à l’heure où les ressources s’épuisent, il semblerait que cette question se pose à nouveaux frais, et avec une certaine urgence, reposant fondamentalement la question de la décision de ce que nous produisons et de ce que nous exploitons : reposant en un mot la question fondamentale de la démocratie sociale.
Nous sommes professeures de philosophie en grève mais nous aimons travailler, particulièrement avec nos élèves. Nous propageons donc cette brochure afin de continuer nos cours en sauvage pour les terminales et les autres! Quatre notions du programme de terminale générale sont abordées: la nature, la justice, l’Etat, le devoir.
Rendez-vous à la prochaine manif pour avoir les réponses !
EXERCICE DE DISTINCTIONS CONCEPTUELLES
LES DIFFÉRENTS SENS DU TERME NATURE
DISTINGUER LA NATURE DE SES SYNONYMES
Plusieurs synonymes du terme nature permettent de parler de notre cadre de vie. Placez ces concepts sur le schéma en fonction de leur extension en vous aidant des définitions:
– L’ univers : ensemble infini de tout ce qui est conçu comme existant dans l’espace et le temps.
– La nature : ensemble des choses qui existent en dehors de l’être humain.
– L’ environnement : ensemble des éléments et phénomènes physiques susceptibles d’agir sur les organismes vivants.
– Le monde : totalité finie et close dans laquelle le sujet humain vit.
– La réalité : ensemble des choses qui existent indépendamment de nous.
PHOTOLANGAGE
Parmi les images suivantes,
- Choisissez celle qui représente le mieux la nature. Décrivez-la. Justifiez votre choix.
- Choisissez celle qui représente le moins la nature. Décrivez-la. Justifiez votre choix.
ROUSSEAU – L’ORIGINE DE LA PROPRIÉTÉ PRIVÉE
Dans le Second Discours, Rousseau retrace l’origine des inégalités parmi les êtres humains en imaginant un hypothétique “état de nature” précédent la société.
“Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant un fossé, eût crié à ses semblables : Gardez-vous d’écouter cet imposteur; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne. Mais il y a grande apparence, qu’alors les choses en étaient déjà venues au point de ne pouvoir plus durer comme elles étaient ; car cette idée de propriété, dépendant de beaucoup d’idées antérieures qui n’ont pu naître que successivement, ne se forma pas tout d’un coup dans l’esprit humain. Il fallut faire bien des progrès, acquérir bien de l’industrie et des lumières, les transmettre et les augmenter d’âge en âge, avant que d’arriver à ce dernier terme de l’état de nature. Reprenons donc les choses de plus haut et tâchons de rassembler sous un seul point de vue cette lente succession d’événements et de connaissances, dans leur ordre le plus naturel. (…)
Tant que les hommes se contentèrent de leurs cabanes rustiques, tant qu’ils se bornèrent à coudre leurs habits de peaux avec des épines ou des arêtes, à se parer de plumes et de coquillages, à se peindre le corps de diverses couleurs, à perfectionner ou à embellir leurs arcs et leurs flèches, à tailler avec des pierres tranchantes quelques canots de pêcheurs ou quelques grossiers instruments de musique, en un mot tant qu’ils ne s’appliquèrent qu’à des ouvrages qu’un seul pouvait faire, et qu’à des arts qui n’avaient pas besoin du concours de plusieurs mains, ils vécurent libres, sains, bons et heureux autant qu’ils pouvaient l’être par leur nature, et continuèrent à jouir entre eux des douceurs d’un commerce indépendant : mais dès l’instant qu’un homme eut besoin du secours d’un autre ; dès qu’on s’aperçut qu’il était utile à un seul d’avoir des provisions pour deux, l’égalité disparut, la propriété s’introduisit, le travail devint nécessaire, et les vastes forêts se changèrent en des campagnes riantes qu’il fallut arroser de la sueur des hommes, et dans lesquelles on vit bientôt l’esclavage et la misère germer et croître avec les moissons.”
Jean-Jacques ROUSSEAU, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755)
> Questions…
- Selon Rousseau, l’invention de la propriété est-elle une bonne chose pour les hommes ?
- Expliquez en quelques étapes quelles sont les principales causes et les principales conséquences de la propriété selon Rousseau.
- Peut-on transposer le raisonnement de Rousseau à des biens immatériels ?
> Objection!
L’absence de propriété n’entrave-t-elle pas le progrès technique et scientifique? Qui peut protéger la nature si personne n’en est propriétaire?
“Nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature.”
René Descartes, Discours de la méthode (1637)
LOCKE – LA PROPRIÉTÉ PRIVÉE MÉRITÉE
Dans le Second traité, Locke cherche à fonder le droit de propriété : l’appropriation de la nature est légitime et justifiée par le travail qu’est déjà le geste de cueillette.
Un homme qui se nourrit de glands qu’il ramasse sous un chêne, ou de pommes qu’il cueille sur des arbres, dans un bois, se les approprie certainement par là. On ne saurait contester que ce dont il se nourrit, en cette occasion, ne lui appartienne légitimement. Je demande donc : Quand est-ce que ces choses qu’il mange commencent à lui appartenir en propre ? Lorsqu’il les digère, ou lorsqu’il les mange, ou lorsqu’il les cuit, ou lorsqu’il les porte chez lui, ou lorsqu’il les cueille ? Il est visible qu’il n’y a rien qui puisse les rendre siennes, que le soin et la peine qu’il prend de les cueillir et de les amasser. Son travail distingue et sépare alors ces fruits des autres biens qui sont communs ; il y ajoute quelque chose de plus que la nature, la mère commune de tous, n’y a mis ; et, par ce moyen, ils deviennent son bien particulier.
Dira-t-on qu’il n’a point un droit de cette sorte sur ces glands et sur ces pommes qu’il s’est appropriés, à cause qu’il n’a pas là-dessus le consentement de tous les hommes? Dira-t-on que c’est un vol, de prendre pour soi, et de s’attribuer uniquement, ce qui appartient à tous en commun ? Si un tel consentement était nécessaire, la personne dont il s’agit, aurait pu mourir de faim, nonobstant l’abondance au milieu de laquelle Dieu l’a mise. Nous voyons que dans les communautés qui ont été formées par accord et par traité, ce qui est laissé en commun serait entièrement inutile, si on ne pouvait en prendre et s’en approprier quelque partie et par quelque voie. Il est certain qu’en ces circonstances on n’a point besoin du consentement de tous les membres de la société. Ainsi, l’herbe que mon cheval mange, les mottes de terre que mon valet a arrachées, et les creux que j’ai faits dans des lieux auxquels j’ai un droit commun avec d’autres, deviennent mon bien et mon héritage propre, sans le consentement de qui que ce soit. Le travail, qui est mien, mettant ces choses hors de l’état commun où elles étaient, les a fixées et me les a appropriées.
John LOCKE, Second traité du gouvernement civil, 5 (1690)
> Questions …
- Selon Locke, quel critère justifie que je devienne propriétaire de ce qui pousse sur un terrain public ?
- A-t-on toujours besoin du consentement d’autrui pour devenir propriétaire ?
- Selon Locke, peut-on fonder le droit sur la nature ?
> Objection !
Mais n’importe quel acte de transformation d’un bien naturel justifie-t-il qu’on se l’approprie ?
“L’eau, l’air et la lumière sont des choses communes, non parce que inépuisables, mais parce que indispensables, et tellement indispensables que c’est pour cela que la nature semble les avoir créées en quantité presque infinie, afin que leur immensité les préservât de toute appropriation.”
Joseph PROUDHON, Qu’est-ce que la propriété privée ?, 1840
MARX – L’EXPROPRIATION DES TERRES PAYSANNES
Dans Le Capital, Marx étudie le passage historique du modèle économique féodal au modèle capitaliste, qui passa en Angleterre par une accumulation primitive injuste : l’expropriation illégale et illégitime des terrains communs sur lesquels vivaient les paysans au profit de productions agricoles privées et rentables aux mains de la classe capitaliste naissante.
La propriété communale, tout à fait distincte de la propriété publique dont nous venons de parler, était une vieille institution germanique restée en vigueur au milieu de la société féodale. On a vu que les empiètements violents sur les communes, presque toujours suivis de la conversion des terres arables en pâturages, commencèrent au dernier tiers du XV° siècle et se prolongèrent au-delà du XVI°. Mais ces actes de rapine ne constituaient alors que des attentats individuels combattus, vainement, il est vrai, pendant cent cinquante ans par la législature. Mais au XVIII° siècle – voyez le progrès ! – la loi même devient l’instrument de spoliation, ce qui d’ailleurs n’empêcha pas les grands fermiers d’avoir aussi recours à de petites pratiques particulières et, pour ainsi dire extra-légales. La forme parlementaire du vol commis sur les communes est celle de « lois sur la clôture des terres communales » (Bills for inclosures of commons).
Ce sont en réalité des décrets au moyen desquels les propriétaires fonciers se font eux-mêmes cadeau des biens communaux, des décrets d’expropriation du peuple. Dans un plaidoyer d’avocat retors, sir F. M. Eden cherche à présenter la propriété communale comme propriété privée, bien qu’indivise encore, les landlords modernes ayant pris la place de leurs prédécesseurs, les seigneurs féodaux, mais il se réfute lui-même en demandant que le Parlement vote un statut général sanctionnant une fois pour toutes l’enclos des communaux. Et, non content d’avoir ainsi avoué qu’il faudrait un coup d’État parlementaire pour légaliser le transfert des biens communaux aux landlords, il consomme sa déroute en insistant, par acquit de conscience, sur l’indemnité due aux pauvres cultivateurs. S’il n’y avait pas d’expropriés, il n’y avait évidemment personne à indemniser […].
Au XIX° siècle, on a perdu jusqu’au souvenir du lien intime qui rattachait le cultivateur au sol communal : le peuple des campagnes a-t-il, par exemple, jamais obtenu un liard d’indemnité pour les 3.511.770 acres qu’on lui a arrachés de 1801 à 1831 et que les landlords se sont donnés les uns aux autres par des bills de clôture ? […] La spoliation des biens d’église, l’aliénation frauduleuse des domaines de l’État, le pillage des terrains communaux, la transformation usurpatrice et terroriste de la propriété féodale ou même patriarcale en propriété moderne privée, la guerre aux chaumières, voilà les procédés idylliques de l’accumulation primitive. Ils ont conquis la terre à l’agriculture capitaliste, incorporé le sol au capital et livré à l’industrie des villes les bras dociles d’un prolétariat sans feu ni lieu.”
Karl Marx, Le Capital, livre I, chapitre XXVII, 1867.
> Concrètement?
Karl Marx étudia et dénonça les lois établies en 1842 en Rhénanie (actuelle Allemagne) contre le ramassage du bois. Alors qu’au XIXe siècle, les paysans avaient l’habitude de ramasser le bois mort dans les forêts pour se chauffer, en 1842, le gouvernement local décide de reconnaître ce ramassage comme du vol : en effet, depuis quelques décennies, il n’existe plus vraiment de terrains communaux et les forêts sont la propriété des bourgeois et des aristocrates : interdiction donc de ramasser sur des propriétés qui ont été privatisées. La loi vient ici selon Marx au service des classes dominantes et renforce le droit de propriété.
“La montagne qu’il faut déplacer pour libérer le processus vers une éthique, c’est tout simplement ceci : cessez de penser au bon usage de la terre comme à un problème exclusivement économique. Examinez chaque question en termes de ce qui est éthiquement et esthétiquement juste autant qu’en termes de ce qui est économiquement avantageux. Une chose est juste lorsqu’elle tend à préserver l’intégrité, la stabilité et la beauté de la communauté biotique. »
Aldo Leopold, Almanach d’un comté des sables (1948)
MORIZOT – LA MÉTAPHYSIQUE DE LA NATURE
Dans cet ouvrage, le philosophe contemporain défend le projet de l’ASPAS qui achète des terres afin de créer des “réserves de vie sauvage”. Cette défense s’appuie sur une critique de l’idée de nature telle qu’elle a été conceptualisée en Occident par opposition à la culture humaine.
“En ce sens, aucun paysan n’a jamais produit de blé ou de viande de mouton. Ce qui produit le blé, ce n’est pas la “projection d’une intériorité” humaine sur une “matière indéterminée” : la forme organique prodigieusement complexe du blé provient de millions d’années de façonnage évolutif. Le domesticateur du passé s’est contenté de sélectionner chaque année les blés porteurs des grains les plus gros, et les épis dotés d’un rachis non cassant, deux modifications qui sont des variations spontanées du blé sauvage. Même dans les transformations visibles générées par la domestication entre blé sauvage et blé domestique, c’est l’évolution qui est à l’œuvre : la variation non dirigée, et la sélection (dont le paysan a enfilé le masque pour l’occasion). Darwin surprend cette vérité en observant le travail des éleveurs, et il écrit : “L’homme ne peut ni produire ni empêcher les variations, il ne peut que conserver celles qui se présentent.” Il est intéressant qu’il utilise le verbe “produire” pour en refuser la paternité au producteur de races – conserver, favoriser certaines propositions spontanées du vivant, ce n’est pas produire. Ce qui produit le blé, alors, c’est la photosynthèse modulée par l’évolution longue des céréales: c’est-à-dire leur capacité insubstituable à se nourrir de l’énergie solaire pour créer de la matière vivante sous forme de grains. Le blé sauvage est l’inverse d’une “matière indéterminée” : c’est une forme hautement fonctionnelle, dotée de puissances de métabolisation des éléments inorganiques qu’aucune technique humaine ne peut reproduire. Quant à ce qui produit la viande du mouton, c’est encore une fois la photosynthèse, et l’évolution plus ancienne que nous des ruminants, qui a inventé ce prodige métabolique de générer de la chair à partir de la digestion des végétaux dans le rumen, opérée par une symbiose avec des bactéries. Aucun humain ne produit de la viande, nous sommes voués à profiter de ce prodige multispécifique immémorial. Dans la tradition pastorale qui nous occupe, l’idée de “productions animales” repose sur des opérations philosophiques qui ont pour fonction de destituer toute possibilité de considérer que les animaux eux-mêmes travaillent ou produisent de la valeur. Que fait-on, alors, si l’on ne produit pas (parce qu’il y a bien un travail, exigeant, harassant, intelligent, dans la paysannerie) ? On recueille les puissances immémoriales issues de la coévolution d’une lignée avec son milieu, et on les infléchit pour améliorer la diversité des récoltes, leur abondance, leur saveur, leur durabilité, de manière à nourrir une communauté. Et pourtant, dans l’héritage moderne, toutes les chambres d’agriculture et les systèmes économiques parlent de “productions agricoles”. Le paysan est devenu producteur. Comment avons-nous pu construire l’histoire de ce qui fonde notre mode de subsistance sur une formule que dément la moindre observation du premier champ de blé ? Considérer que nous produisons ce qui nous nourrit : c’est ce cataclysme ontologique qui est un grand mystère. Mille cultures agricoles et pastorales autour du monde ont domestiqué des vivants sans jamais dire ni penser qu’elles les “produisent”. Ce n’est donc pas une conséquence obligée du passage à l’agropastoralisme, c’est un mythe fondateur, qui exigerait, pour le comprendre, un long travail d’excavation, mais qu’il me soit permis d’en dire seulement quelques mots ici. Il ne s’agit pas d’en faire l’histoire, mais d’en éclairer les conséquences par un jeu de comparaisons multiples avec d’autres rapports au vivant : d’en ébaucher une morphologie.”,
Baptiste Morizot, Raviver les braises du vivant, 2020
“Un fait capital domine toute la civilisation moderne, le fait que la propriété d’un seul peut s’accroître indéfiniment, et même, en vertu du consentement presque universel, embrasser le monde entier. Le pouvoir des rois et des empereurs est limité, celui de la richesse ne l’est point. Le dollar est le maître des maîtres; c’est par sa vertu, avant toute autre raison, que les hommes sont répartis diversement sur la face de la Terre, distribués çà et là dans les villes et les campagnes, dans les champs, les ateliers et les usines, qu’ils sont menés et ramenés de travail en travail, comme le galet de grève en grève”
ELISÉE RECLUS, L’homme et la Terre (1908)
FEDERICI – La privatisation de la terre et des femmes
Les systèmes capitalistes dominent tout autant les terres que les femmes. La philosophe féministe italienne Silvia Federici a montré dans le détail comment l’exploitation est au cœur de nos sociétés. Habiter de façon écologique consiste selon elle à mettre fin au capitalisme, en tant que contre-révolution qui a maté les communaux et le communalisme.
« Ce fut à partir de cette alliance entre les corps de métier et les autorités municipales, associée à la privatisation toujours en cours de la terre, qu’une nouvelle division sexuelle du travail ou, pour dire mieux, un nouveau «contrat sexuel » selon les mots de Carole Pateman, fut établi, définissant les femmes en des termes (mères, épouses, filles, veuves) qui dissimulaient leur statut de travailleuses, tout en donnant aux hommes libre accès au corps des femmes, à leur travail, au corps et au travail de leurs enfants.
Dans ce nouveau contrat social / sexuel, les femmes prolétaires remplaçant pour les travailleurs mâles les terres perdues lors des enclosures, devenant leur moyen de reproduction le plus fondamental et du bien commun que tout le monde pouvait s’approprier et utiliser à volonté. On voit la trace de cette «appropriation primitive » dans le concept de “femme à tout le monde” qui qualifiait au 16° siècle les femmes qui se prostituaient. Mais dans la nouvelle organisation du travail, chaque femme (à part celles qui étaient privatisées par dans la nouvelle organisation du travail, chaque les bourgeois) devenait un bien commun, dans la mesure où, dès lors que les activités des femmes étaient définies comme du non-travail, leur travail commençait à apparaître comme une ressource naturelle, disponible à tous, tout comme l’air qu’on respire ou l’eau que l’on boit.
Ce fut pour les femmes une défaite historique. Avec leur expulsion des corporations et la dévalorisation du travail reproductif, la pauvreté se féminise et pour mettre en œuvre «l’appropriation primitive » du travail des femmes par les hommes, un nouvel ordre patriarcal fut instauré, soumettant les femmes à une double dépendance: vis-à-vis des patrons et des hommes. Le fait que des rapports de pouvoir inégaux entre hommes et femmes aient existé avant même l’apparition du capitalisme, tout comme existait une division du travail discriminatoire, ne diminue en rien cette constatation. Dans l’Europe précapitaliste, la subordination des femmes aux hommes était modérée par le fait qu’ils avaient accès aux communaux, alors que dans le nouveau régime capitaliste les femmes elles-mêmes devenaient les communaux, dès lors que leur travail était défini comme ressource naturelle, en dehors de la sphère des rapports marchands.”,
Silvia Federici, Caliban et la Sorcière, 2014
Questions…
- Pourquoi les femmes sont-elles devenues des objets d’appropriation?
- En quoi les femmes sont-elles comparables à l’eau ou à l’air?