Cours sauvage n°1

En guise d’introduction

En janvier 2023, le gouvernement d’Élisabeth Borne a présenté aux parlementaires son “projet pour l’avenir de notre système de retraite” qui prévoit de relever l’âge légal de départ à la retraite à 64 ans d’ici 2030. Si ce projet de réforme suscite une opposition historique au sein de la société, c’est bien qu’aux yeux de millions de Français la vie semble meilleure quand on travaille moins ! Le travail, entendu comme activité par laquelle on transforme le monde qui nous entoure afin de satisfaire nos besoins, est peut-être nécessaire, mais il implique inévitablement une part de pénibilité (quand bien même il peut lui arriver d’être épanouissant). On comprend pourquoi nous voulons nous débarrasser au plus vite de cet aspect rébarbatif de l’existence : à la retraite, en revanche, nous pourrons enfin profiter de la vie !

Heureusement, dans les faits, nous n’attendons pas d’être retraité.es pour vivre et pour bien vivre. Non seulement nous avons un avant-goût des plaisirs de la retraite pendant les vacances ou dans nos loisirs, mais la vie active elle-même comporte certains attraits : le plaisir du travail bien fait par exemple, la fierté qu’on tire à se rendre utile à la société ou encore la satisfaction de se reposer quand on l’a bien mérité. Une vie où l’on travaille peu ne risque-t-elle pas d’ailleurs d’être ennuyeuse, car on se contenterait de rester sur nos acquis sans rien accomplir d’ambitieux ? Toute la question est alors de savoir ce que signifie “travailler moins”. Entend-on par travail seulement ce pour quoi on est rémunéré ou faut-il considérer les activités domestiques ou gratuites comme constituant une forme de travail ? Et qu’entend-on par “peu” ou “beaucoup” : est-ce la quantité de temps qu’on y passe ou la qualité de notre investissement ? Vivre mieux renvoie à l’idée d’une vie heureuse. Mais comment définir de façon objective et absolue le bonheur ? Et finalement, y a-t-il une véritable corrélation entre la quantité de travail et le bonheur ?


Sujet tombé au bac en 2016…à vous de le traiter en 2023!

Nous sommes professeur.e.s de philosophie en grève, mais nous aimons travailler, particulièrement avec nos élèves. Nous propageons donc cette brochure afin continuer nos cours en sauvage pour les terminales et les autres ! Quatre notions du programme de terminale générale sont abordées : le travail, le bonheur, la liberté et le temps. 

Rendez-vous à la prochaine manif pour avoir les réponses!


EXERCICES DE DISTINCTIONS CONCEPTUELLES

A) À quel terme correspond chaque définition?

B) Placez les concepts (travail, esclavage, activité, emploi, effort) sur le schéma du plus général au particulier


JOHN LOCKE – LE TRAVAIL PERMET LA PROPRIÉTÉ PRIVÉE 

Selon le philosophe anglais Locke, nous disposons d’un droit naturel fondamental: la propriété de notre personne et de notre corps. Par le travail que nous effectuons, nous étendons ce droit et gagnons la propriété exclusive du fruit de notre effort.

Bien que la terre et toutes les créatures inférieures appartiennent en commun à tous les hommes, chaque homme est cependant propriétaire de sa propre personne. Aucun autre que lui-même ne possède un droit sur elle. Le travail de son corps et l’ouvrage de ses mains, pouvons-nous dire, lui appartiennent en propre. Il mêle son travail à tout ce qu’il fait sortir de l’état dans lequel la nature l’a fourni et laissé, et il y joint quelque chose qui est sien ; par là il en fait sa propriété. Cette chose étant extraite par lui de l’état commun où la nature l’avait mise, son travail lui ajoute quelque chose qui exclut le droit commun des autres hommes. Car ce travail étant indiscutablement la propriété de celui qui travaille, aucun autre homme que lui ne peut posséder de droit sur ce à quoi il est joint, du moins là où ce qui est laissé en commun pour les autres est en quantité suffisante et d’aussi bonne qualité.”

John Locke, Second Traité du gouvernement, 1689. 

Questions …

  • Qu’est-ce qui semble distinguer d’après Locke les humains des autres créatures ?
  • Qu’est-ce qui rend la propriété privée légitime ?
  • Quelles sont les conditions qui restreignent cependant ce droit naturel de propriété exclusive ?

Concrètement ?

La fabrication des boissons Coca-Cola requiert l’utilisation de quantités importantes d’eau (3,26 litres d’eau pour 1 litre de soda). Pour satisfaire ses besoins, l’entreprise pompe l’eau de régions en situation de stress hydrique comme l’Uttar Pradesh, le Rajasthan et le Kerala en Inde. Vandana Shiva, physicienne et épistémologue à Varanasi (Bénarès), a été la porte-parole d’une lutte pour dénoncer les effets dévastateurs des activités de la multinationale : assèchement de nappes phréatiques déjà très basses et contamination de l’eau par des substances chimiques qui la rendent impropre à la consommation.

> Montrez que la multinationale ne respecte pas les deux conditions qui assurent la légitimité de l’appropriation privée de biens naturels communs.

Objection !

Mais n’importe quel acte de transformation d’un bien naturel justifie-t-il qu’on se l’approprie ? Travailler plus permet-il vraiment de s’approprier tout ce que l’on désire sans limites?

“En fait, le royaume de la liberté commence seulement là où l’on cesse de travailler par nécessité et opportunité imposée de l’extérieur (…) La condition essentielle de cet épanouissement est la réduction de la journée de travail.”

Karl Marx, Capital, III (1867)

EMMANUEL KANT – LE TRAVAIL EST UN PRINCIPE D’ÉDUCATION NÉCESSAIRE POUR L’ÊTRE HUMAIN 

Au cours de ses réflexions sur l’éducation, Kant en vient à défendre la centralité et l’importance du travail pour l’humanité.

Il est de la plus haute importance que les enfants apprennent à travailler. L’homme est le seul animal qui doit travailler. Il lui faut d’abord beaucoup de préparation pour en venir à jouir de ce qui est supposé par sa conservation. La question de savoir si le Ciel n’aurait pas pris soin de nous avec plus de bienveillance, en nous offrant toutes les choses déjà préparées, de telle sorte que nous ne serions pas obligés de travailler, doit assurément recevoir une réponse négative : l’homme, en effet, a besoin d’occupations et même de celles qui impliquent une certaine contrainte. Il est tout aussi faux de s’imaginer que si Adam et Eve étaient demeurés au Paradis, ils n’auraient rien fait d’autre que d’être assis ensemble, chanter des chants pastoraux, et contempler la beauté de la nature. L’ennui les eut torturés tous aussi bien que d’autres hommes dans une situation semblable.

 L’homme doit être occupé de telle manière qu’il soit rempli par le but qu’il a devant les yeux, si bien qu’il ne se sente plus lui‑même et que le meilleur repos soit pour lui celui qui suit le travail. Ainsi l’enfant doit être habitué à travailler. Et où donc le penchant au travail doit‑il être cultivé, si ce n’est à l’école ? L’école est une culture par contrainte. Il est extrêmement mauvais d’habituer l’enfant à tout regarder comme un jeu. Il doit avoir du temps pour ses récréations, mais il doit aussi y avoir pour lui un temps où il travaille. Et si l’enfant ne voit pas d’abord à quoi sert cette contrainte, il s’avisera plus tard de sa grande utilité.

Emmanuel Kant, Réflexions sur l’éducation, 1803.

Questions …

  • Pourquoi l’être humain est le seul animal qui a le devoir de travailler?
  • Le travail est-il un devoir, une contrainte ou une nécessité selon Kant? De quel type?
  • Que risque-t-on si on ne travaille pas?
  • Que gagne-t-on en travaillant?
  • Quel rôle joue l’école dans la société?

Concrètement ?

Expliquez en quoi le travail scolaire est un travail au sens de Kant et un besoin pour l’humanité.

Objection !

L’emploi salarié correspond-il au travail dont parle Kant? La philosophie de Kant n’est-elle pas fondée sur la morale judéo-chrétienne?


– J’aime mieux que ma retraite excite ta compassion que ton envie.

– La retraite !, diras-tu, toi, Sénèque, tu me la conseilles ! Tu te laisses aller aux phrases d’Épicure!

– Oui, je te prêche le repos ; mais un repos où tu fasses de plus grandes et de plus belles choses que celles que tu quitteras.”


Sénèque, Lettres à Lucilius, LXVIII (Ier siècle ap. J.-C.)



MATTHEW CRAWFORD – LE TRAVAIL MANUEL APPORTE UNE SATISFACTION

Le philosophe et  réparateur de motos Matthew B. Crawford travaillait pour un think tank à Washington. Au bout de quelques mois déprimés, il démissionne pour ouvrir un atelier de réparation de motos et en tire un essai sur le sens et la valeur du travail dans les sociétés occidentales. Il se remémore ici l’époque où il travaillait comme électricien pour souligner les «bénéfices psychiques du travail manuel ».

Le moment où, à la fin de mon travail, j’appuyais enfin sur l’interrupteur («Et la lumière fut ») était pour moi une source perpétuelle de satisfaction. J’avais là une preuve tangible de l’efficacité de mon intervention et de ma compétence. Les conséquences de mon travail étaient visibles aux yeux de tous, et donc personne ne pouvait douter de ladite compétence. Sa valeur sociale était indéniable. J’étais parfois estomaqué à la vue d’un faisceau de câbles convergeant vers un panneau de contrôle industriel, déployant leurs courbes et leurs ramifications, et se rejoignant tous sur la même surface. Il s’agissait là d’un exploit technique tellement au-dessus de mes capacités que j’en arrivai à considérer son auteur comme un véritable génie, et j’étais certain que l’homme qui avait ainsi dompté ce faisceau de câbles avait ressenti l’exaltation engendrée par son accomplissement. Ma spécialité, c’était plutôt les circuits d’immeubles résidentiels ou d’éclairage commercial basique, et le résultat de mon travail était généralement dissimulé à la vue, caché à l’intérieur des murs. Ce qui ne m’empêchait pas de ressentir une certaine fierté chaque fois que je satisfaisais aux exigences esthétiques d’une installation bien faite. J’imaginais qu’un collègue électricien contemplerait un jour mon travail. Et même si ce n’était pas le cas, je ressentais une obligation envers moi-même. Ou plutôt, envers le travail lui-même — on dit parfois en effet que le savoir-faire artisanal repose sur le sens du travail bien fait, sans aucune considération annexe. Si ce type de satisfaction possède avant tout un caractère intrinsèque et intime, il n’en reste pas moins que ce qui se manifeste là, c’est une espèce de révélation, d’auto-affirmation. 

Matthew B. Crawford, Éloge du carburateur, La Découverte 2009.

Questions …

  • Quels sont les types de reconnaissance qui récompensent celles et ceux qui ont travaillé lorsque leur travail est « bien fait » ?
  • La satisfaction apportée par le « sens du travail bien fait » est-elle seulement la satisfaction qu’apporte l’obéissance à un devoir ?
  • Pourquoi peut-on dire que le travail d’électricien permettait à Matthew B. Crawford de s’affirmer?
  • Pourquoi un travail manuel apporte plus de satisfaction qu’un travail intellectuel?

Objection !

Peut-on encore bénéficier de la satisfaction d’un travail bien fait lorsque celui-ci n’est pas en lui-même valorisé ni financièrement (agent d’entretien par exemple) ni symboliquement (caissier) par la société?


PAUL LAFARGUE – RÉDUIRE LE TEMPS DE TRAVAIL EST NÉCESSAIRE 

Le pamphlet du socialiste Paul Lafargue est avant tout une « réfutation du “droit au travail” de 1848», comme le sous-titre l’indique. Le gendre de Marx s’engage pour la réduction du temps de travail , alors qu’il est emprisonné à Paris pour propagande révolutionnaire.


En travaillant, vous faites croître votre misère, et votre misère nous dispense de vous imposer le travail par la force de la loi. (…) Telle est la loi inexorable de la production capitaliste. (…) Mais pour qu’il parvienne à la conscience de sa force, il faut que le Prolétariat foule aux pieds les préjugés de la morale chrétienne, économique, libre-penseuse ; il faut qu’il retourne à ses instincts naturels, qu’il proclame les Droits de la paresse (…); qu’il se contraigne à ne travailler que trois heures par jour, à fainéanter (…) le reste de la journée et de la nuit.

Paul Lafargue,
Le droit à la paresse,
1880.

Concrètement ?

L’économiste Bernard Friot propose un “salaire à vie”. Regardez la vidéo d’Usul2000 pour comprendre le fonctionnement: https://www.youtube.com/watch?v=uhg0SUYOXjw

Objection !

Au-delà du gain économique, le travail n’est-il pas nécessaire pour développer ses facultés intellectuelles et physiques? Peut-on vraiment ne rien faire et paresser? Tout effort n’est-il pas une forme de travail?


« Ce que la découverte du bronze a permis à l’homme, c’est dans l’épreuve d’un travail dur et productif de se découvrir comme créateur (…) La leçon du travail ne s’est pas inscrite en un sujet passif : le sujet s’est lui-même forgé et conquis en forgeant ses outils et conquérant la terre. »

Simone De Beauvoir,
Le deuxième sexe,
(1949)

SIMONE WEIL – L’ORGANISATION SOCIALE DU TRAVAIL CAPITALISTE SUPPRIME TOUTE LIBERTÉ ET TOUTE POSSIBILITÉ DE BONHEUR

À l’âge de 25 ans, Simone Weil abandonne son poste de professeure de philosophie pour entrer à l’usine comme «manœuvre sur la machine ». Elle souhaite comprendre et vivre à la première personne le travail de l’ouvrier à l’usine. D’inspiration marxiste, la réflexion de Simone Weil propose de repenser les causes du mal-être au travail.

L’usine devrait être un lieu de joie, un lieu où, même s’il est inévitable que le corps et l’âme souffrent, l’âme puisse aussi pourtant goûter des joies, se nourrir de joies. Il faudrait pour cela y changer, en un sens peu de choses, en un sens beaucoup. Tous les systèmes de réforme ou de transformation sociale portent à faux ; s’ils étaient réalisés, ils laisseraient le mal intact ; ils visent à changer trop et trop peu, trop peu ce qui est la cause du mal, trop les circonstances qui y sont étrangères. Certains annoncent une diminution, d’ailleurs ridiculement exagérée, de la durée du travail ; mais faire du peuple une masse d’oisifs qui seraient esclaves deux heures par jour n’est ni souhaitable, quand ce serait possible, ni moralement possible, quand ce serait possible matériellement. Nul n’accepterait d’être esclave deux heures ; l’esclavage, pour être accepté, doit durer assez chaque jour pour briser quelque chose dans l’homme. S’il y a un remède possible, il est d’un autre ordre et plus difficile à concevoir. Il exige un effort d’invention. Il faut changer la nature des stimulants du travail, diminuer ou abolir les causes de dégoût, transformer le rapport de chaque ouvrier avec le fonctionnement de l’ensemble de l’usine, le rapport de l’ouvrier avec la machine, et la manière dont le temps s’écoule dans le travail. […]

 D’autres stimulants doivent être au premier plan. Un des plus puissants, dans tout travail, est le sentiment qu’il y a quelque chose à faire et qu’un effort doit être accompli. Ce stimulant, dans une usine, et surtout pour le manœuvre sur machines, manque bien souvent complètement.[…] Il serait bon aussi que chaque ouvrier voie de temps à autre, achevé, la chose à la fabrication de laquelle il a eu une part, si minime soit-elle, et qu’on lui fasse saisir quelle part exactement il y a prise. Bien entendu, le problème se pose différemment pour chaque usine, chaque fabrication, et on peut trouver, selon les cas particuliers, des méthodes infiniment variées pour stimuler et satisfaire la curiosité des travailleurs à l’égard de leur travail. Il n’y faut pas un grand effort d’imagination, à condition de concevoir clairement le but, qui est de déchirer le voile que met l’argent entre le travailleur et le travail. Les ouvriers croient, de cette espèce de croyance qui ne s’exprime pas en paroles, qui serait absurde ainsi exprimée, mais qui imprègne tous les sentiments que leur peine se transforme en argent dont une petite part leur revient et dont une grosse part va au patron. Il faut leur faire comprendre, non pas avec cette partie superficielle de l’intelligence que nous appliquons aux vérités évidentes – car de cette manière ils le comprennent déjà –, mais avec toute l’âme et pour ainsi dire avec le corps lui‑même, dans tous les moments de leur peine, qu’ils fabriquent des objets qui sont appelés par des besoins sociaux, et qu’ils ont un droit limité, mais réel, à en être fiers.

Simone Weil, La condition ouvrière, 1934.

Questions …

  • Pourquoi les réformes des modes de production sont-elles inadaptées?
  • Sur quoi devrait porter une vraie réforme?
  • Quel sentiment devrait avoir un ouvrier lorsqu’il travaille?

Objection !

Le temps de travail ne peut-il pas altérer sa qualité?

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